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Ce matin, alors que les feuilles du maronnier en bas de chez moi tremblaient au vent, pareilles à des petites mains ensanglantées et que ma voisine « date-courte » - j’entends par là qu’elle est vraiment très vieille, s’exclamait toute seule : « Oh, ben, c’est l’Automne ! », j’ai eu cette pensée profonde : « ha ben, oui, putain, c’est l’Automne ».

 

 

Soleils, lunes et putain de shitstorms se sont succédés et j’ai estimé que les ardeurs vis-à-vis d’une des grosses polémiques de l’été se sont suffisamment calmées pour que j’aborde le sujet, à mon tour.

Raôul. Le jeu où on incarne un beauf dans un "campigne". Raôul. Ecrit avec un petit accent circonflexe qui n’a rien à foutre là, comme le bob sur la tronche du mec sur la couverture de la réédition de Casus Belli hors-série.

Oui, car c’est une réédition. Avec une mise à jour assez importante réalisée par Cédric Ferrand. Alors, il faut savoir que moi, je suis « jeune » rôliste. J’ai pas vécu les années 90, ludiquement et du coup, Raôul, je connaissais pas, moi. J’avais 4 ans lors de sa première édition en 1994, alors autant dire que ça me passait –comme beaucoup de choses, au-dessus. C’était la parenthèse « Moi-je, moi-jeu ».

Mais très vite, en juin dernier, les mecs sur les réseaux sociaux se sont mis à en parler en mode « Il est revenu ». Tu sais, l’adaptation téléfilm de It de Stephen King. Les mecs étaient en PLS. Ils m’en parlaient avec tant d’effroi, j’avais l’impression qu’on m’annonçait qu’un terrible copycat arrivait et reproduisait le même schéma criminel qu’un serial killer vingt ans auparavant. Et y’a un peu de ça dans certains aspects.

 

Téma le maccab à dés

 

Du coup, j’ai voulu en avoir le cœur net. Je suis moi-même allée sur les lieux du crime, histoire de me faire mon avis. Comme on pouvait s’y attendre, les hommes en noir étaient dans le coup. Evidemment.

Stocké chez Casus Belli, le macchabée ludique est de petit format. On retrouve sur la couverture des similitudes avec celle de la première édition : plage, ciel bleu, obésité, moustache et marcel, Raôul est le digne ( ?) héritier du beauf de Cabu.

Mais bordel, quand j’ai maté la couverture de la V1, je me suis dit : « Le jeu de rôle qui sent sous les bras ? Really, les mecs ?  » . Cependant, la couverture de cette réédition est bien moins foireuse que son ancêtre, bien plus subtile que ce qu’on pourrait penser et nous propose une nouvelle lecture du jeu.

 

De Cabu à Simon Labrousse : tu sens la paternité évidente de Cabu dans la représentation de Raôul. Brun, double-menton, regard éteint, moustache très puissante. Le "beauf", par excellence. Téma.

 

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De petit format mais peu épais contrairement à ce que le jeu semble vouloir à tout prix caser dans ses pages, Raôul comporte 135 pages avec dedans, scénarios, aide de jeux et même des annexes dans lesquelles tu peux trouver un lexique propre au jeu de rôle, un peu façon « Dictionnaire des idées reçues » de Flaubert mais on y reviendra plus tard, pis un écran de MJ. Tout ça pour 25 euros, ce qui est quand même pas mal. De ce côté-là, on ne se fout pas de notre gueule, loin de là.

 

Le suspect et son mobile

 

Aux commandes de ce jeu sorti de manière inattendue de la Blue Box après un voyage hasardeux dans les années 90 : Cédric Ferrand qui reprend l’œuvre originale de Pat et Manu Larcenet. Cédric Ferrand, l'auteur de Wastburg (roman et jdr). Le mec qui a bossé sur Vermine et Nightprowler. Et maintenant, Raôul.  La question se pose donc tout naturellement « qu’est-ce que le mec fout là ? Pourquoi, Cédric, Pourquoi ?  ».

 

 

Cédric Ferrand nous explique tout ça dans un avant-propos assez touchant. "Je suis un fils de Raôul à bien des égards", écrit-il en nous évoquant ses souvenirs d'enfance. Issu d'un milieu populaire, il a grandi avec la culture que singe Raôul qu'il a lui-même découvert en 1994, à la Maison de la Presse. "Je l'ai lu, j'ai dévoré chaque dessin de Manu Larcenet, j'ai rigolé comme un bossu, mais je n'ai pas joué avec : ça me rappelait trop la maison" jusqu'au jour où il a eu "assez de recul sur [son] éducation" pour maîtriser une partie à la fac. Okay, pourquoi pas, il a voulu rendre hommage à un jeu qui lui a offert de bons souvenirs entre potes. Mais jouer des beauf, c'est chaud car si en effet, ça ne vise pas tous les pauvres, c'est une figure qui est attaché aux classes populaires, à la base. 

 

Les accusations relatives au mépris de classe

 

Ha. Tu pensais peut être qu'on allait parler sexisme. Et bien non car si Raôul est masculin, les femmes sont tout à fait jouables et sont des beaufs comme les autres. La vraie problématique estivale, c'était : est-ce qu'on peut accuser ce jeu de mépris de classe ? J'avoue que c'est la problématique qui m'a beaucoup intéressée lors du shitstorm. J'ai été inquiète, je me suis sentie concernée, étant née dans une famille monoparentale ouvrière nombreuse. Le profil de la famille Raôul, version bien urbaine, perdue dans les blocs. 

Je me suis posée la question du transfuge de classe vis-à-vis des auteurs. Je ne comprenais pas. Les mecs, même les Larcenet de ce que j'ai compris, hein, viennent de milieux populaires, okay, mais du coup, je me disais "pourquoi ne pas chercher à dépasser cette figure empreinte de mépris populaire qu'est le beauf et lui accorder une dimension qui dépasserait cet état-là ?".

Et puis, j'ai lu. Dans Raôul, Cédric Ferrand cogne sur tout le monde. Il y apporte un degré de lecture qui fait qu'on est obligé de prendre du recul par rapport à tout ça, on a même droit, dans les aides de jeux, à des backgrounds de personnages qui suscitent tendresse et empathie, comme cette femme, Marthe Monoyer qui a la santé ruinée et qui est sans travail et dont le dernier plaisir est finalement son soutien à un petit club de football. C'est triste, absurde, réaliste.

Teintée d'humour, on a finalement le droit à une "Etude des moeurs de province" façon Flaubert dont l'oeuvre est également empreinte d'ironie tout en nous touchant car universelle. On retrouve le même procédé en ce qui concerne les annexes finales, avec le Dictionnaire des Idées Reçues de Flaubert, qui est vraiment écrit de manière similaire, je te jure. J'ai lu Raôul et directement j'ai pensé à Gustave. Sauf que là où c'est purement mordant chez Flaubert, on sent la tendresse chez Cédric Ferrand.

 

Raôul et le corps, panse pleine et pensées vides

 

Niveau illustrateurs, on a une couverture assez amusante dans la mise en scène, réalisée par Simon Labrousse, évoquant Conan Le Barbare. Le traitement des couleurs et le dessin des corps y sont plutôt respectueux contrairement à la couv’ V1 où c’est censé être drôle car le mec est obèse et qu’il a l’air teubé-lolilol. Passif, le regard vide, la posture de Raôul Premier est clairement ratée, bête et méchante. Tandis que Raôul Second… j’y vois limite une tranche de vie peinte façon Norman Rockwell, avec ce petit côté vintage dans le choix et traitement des couleurs, le tout saupoudré d’humour.

Raôul est en effet ici bien présent, avec ce code vestimentaire qu’on veut attribuer à cette figure mythique du beauf sur laquelle on reviendra plus tard. Ce qui relève de l’humour sur cette illustration, ce n’est pas le corps de Raôul mais plutôt le côté « héros des serviettes de bains ». Si je me fie à cette couverture, on nous suggère d’incarner des personnages relevant de la banalité faisant de l’ordinaire une aventure épique. Pour schématiser, ce sont des empereurs du drame tandis que le monde entier en a rien à foutre, comme le montre l’ignorance totale de Raôul qui fait le con avec son parasol, par les autres vacanciers présents sur la couverture.

En revanche, les illustrations intérieures me gênent un peu. Réalisées par Monsieur Le Chien et Augustin Rogeret. Honnêtement, je vais pas y aller par quatre chemins, je les trouve obscènes. Je vais prendre l’exemple de la page 105 dont l’humour tourne pas mal autour des poils qui dépassent, des tétons qui pointent, des bourrelets qui font coucou par-dessus le short et de la sudation.

La scène : un animateur ou coach sportif qui passe sur un terrain d’herbe, en parti brûlé par les coups de soleil, jette avec nonchalance un regard à un homme obèse (donc petit bourrelet qui va bien sortir du marcel), poils sous le bras en mode touffe de caniche. Derrière lui, un autre homme, bien poilu, avec pareil poils sous les bras et barbe en abondance, en mode forêt noire. Premier plan, un homme avec d’énormes auréoles parce que la sueur, c’est drôle et à l’arrière-plan, une femme en train de faire du sport et dont les seins pendent, avec les tétons qui pointent de manière tout à fait inattendue –vision qui semble faire tomber dans les pommes un mec près d’elle. Alors oui, on est dans une approche caricaturale ce qui tend à une représentation du corps tirant vers le laid et le grossier mais autant je sens une évolution de contenu apportée par Cédric Ferrand, autant je vois bien les bases bien dégueulasses de l’œuvre originale. Raôul, V2, c’est comme si on avait appelé Cédric Ferrand en mode Valérie Damidot du jdr –oui, restons volontairement dans les références populaires méprisées,  pour retaper une vieille baraque avec du beau papier peint mais qu’en dessous de ça, pourrissaient lentement sur les murs les moisissures racistes et grossophobes des années 80-90.

 

 

Il y a un très net souci de rapport au corps dans Raôul qui sert de ressort comique, le genre d'humour qui passait crème dans les années 90. Observez le corps des "beaufs". Le "menu peuple" de Zola inversé, par rapport au Ventre de Paris. Le pauvre est gras et débile, sa médiocrité transparaît dans son corps exposé de manière crue et laide. Il est tellement vulgaire, dans son sens étymologique du terme, il vient du peuple, il est la foule et puis au sens plus contemporain du terme, il n’a pas d’éducation, il est grossier. Ca, c’est ce qui transparaît dans les illustrations intérieures, et puis dans la terminologie utilisée dans le système de jeu où on cherche à mesurer le charisme en fonction de ta valeur en  « gras ». Bien sûr, elle y est saupoudrée d’humour, de second degré avec des petites actions du genre « encaisser comme un homme », « cogner là où ça fait mal » histoire que ça passe mieux mais il n'empêche que de manière explicite beauté et obésité sont opposées dans le jeu, ça joue à mort sur les blagues grossophobes, on va pas se mentir.  Dans la lignée de la figure du "balourd moderne", inutile et paresseux étudié par Georges Vigarello dans ses Métamorphoses du Gras, Une histoire de l'Obésité, on est dans "une culture négative du volume", le mépris du Gros.

 

 

Les relents des années 90 à virer

 

Mais c'est pas tout ce qui m'a gênée à la lecture de Raôul. Je sais que ça passait crème dans les années 90, les petites blagues façon Michel Leeb. Tu remarqueras que dans ce petit article, je m'attarde pas sur le système et je compte pas le faire, en dehors du fait de souligner qu'il s'agit d'une adaptation de l'Apocalypse intitulée l'Apérocalypse. Je vais juste souligner le fait que bordel, quel est le fuck de répartir tes carac' à partir de ton "origine ethnique" ?  Créole, Maghrébin ? Ca impacte la valeur de tes caractéristiques ? Bad idea, les mecs, bad idea.

Tout mais pas ça, c'est très maladroit et insultant et là, c'est pas quelque chose qui relève de l'univers mais un choix dans le système de jeu. C'est du racisme systémique-ludique, j'ai pas d'autres mots. Alors qu'on se tacle entre Marseillais, Ch'tis, et autres querelles régionales françaises, je trouve ça lourd mais why not, mais je me sens en malaise complet face à la présence des mots Créoles et Maghrébins. On peut pas dans un jeu (même si les carac ont apparemment été distribuées aléatoirement entre les origines, de ce que j'ai compris), balancer qu'un peuple qu'on a colonisé, infantilisé et exploité a moins ou plus d'intelligence, de force, ou autre qu'une autre nation. C'est raciste. Donc mauvais choix que rien ne justifie cela, c'est à virer.

 

Raôul est-il un crime passionnel ? 


Je vais résumer le fond de ma pensée. Ce jeu, bien que j'envisage la valeur sentimentale qu'il puisse avoir pour Cédric Ferrand, et sûrement d'autres rôlistes, n'aurait jamais dû être réédité. Il est anachronique, il demeure marqué, malgré les importantes et souvent habiles modifications de M. Wastburg, d'éléments malaisants en terme de représentations. J'ai apprécié son écriture, une plume souvent drôle, touchante et intelligente mais dédiée à un univers aux idées périmées et parfois limites. Mais le peuple est sans appel : M. Ferrand,  vous êtes condamné à produire des jeux de qualité, on veut du Wastburg et autres jdr dont vous avez le secret ! En espérant que Raôul demeure mort et enterré à tout jamais.

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